Michel Duchêne

Avant-propos du livre « Le style Duchêne »

L’arsenal photographique des Duchêne. © Association Henri & Achille Duchêne, Fonds Duchêne.

            L’instant fragile d’une photographie de jardin fixe l’œuvre et la pensée des Duchêne. Dans cet arrêt du temps, ils nous livrent leurs secrets. Leur arsenal photographique et la capture des images par l’objectif s’inscrivant alors sur une simple plaque de verre, nous révèle cette relation étroite entre l’homme et la nature. Ce rendu évoque celui de la lumière de leur temps qui reflète les rayons du soleil que nous n’avons pu voir et ces photographies retiennent cet effet indicible de transparence régi par l’objectif et leur savoir-faire. On peut parler alors du trésor des Duchêne. Ils nous offrent leurs regards et comme dans un rêve surgissent deux épopées, celle de l’art des jardins et celle de la photographie.

            La mémoire est là vivante, à travers leurs plaques que l’on découvre pour la première fois. Reconnus pour leur œuvre de jardinistes, ils dominaient tout autant leur art par la photographie car ils savaient scruter l’espace pour faire coïncider leurs prises de vue avec l’image mentale qu’ils avaient de leurs créations. Chaque photo, compte tenu du rocambolesque des prises de vue de l’époque, représente un cadeau à partager avec tous ceux qui sont passionnés par l’art des jardins. Achille Duchêne était toujours à la pointe du progrès, d’un esprit avant-gardiste il aimait les dernières innovations. Il étudiait et commandait de nouveaux appareils photographiques avec des objectifs appropriés à ses desiderata. Cependant le photographe d’alors devait être inventif comme pour une nouvelle recette de cuisine réalisée par un grand chef : préparer ses plaques de verre avec la gélatine adéquate, cadrer le paysage inversé sur le dépoli de l’appareil photo, poser douze ou vingt-cinq minutes, voire une journée ! Il fallait être créatif pour ce fameux temps de pose. Rétablir la parallaxe avec les soufflets, glisser les boîtiers avec délicatesse dans la chambre en bois, développer sur place les plaques à l’abri de la lumière avec la sagesse d’un alchimiste. Recommencer, capter une meilleure lumière, aller chercher l’ombre, s’approprier le soleil, se méfier des nuages capricieux bouleversant en une seconde la prise de vue. Quelle surprise alors de voir sur place l’œuvre achevée, son immense jardin réduit à un format 23 x 30 cm en négatif telle une miniature persane !

            Le peintre regarde sa toile dans un miroir pour avoir un œil nouveau sur sa création. Les Duchêne regardaient leurs jardins en négatif. Ils l’utilisaient comme un outil pour modifier ou ponctuer le rythme du jardin par des plantations et de l’art statuaire. Achille Duchêne n’hésitait pas à gratter directement sur les plaques car cette vision en négatif, où les noirs sont blancs et les blancs sont noirs, lui permettait d’observer comme un radiologue les défauts à corriger. De ce premier négatif il réalisait un contact positif sur papier, là de nouveau il crayonnait et gouachait ses modifications. Subtilité des subtilités, il reprenait parfois une prise de vue du tirage crayonné pour une deuxième vision en négatif et ainsi de suite jusqu’au résultat souhaité. Ce travail, tout à fait précurseur pour l’époque, ne préfigurait-il pas déjà l’informatique d’aujourd’hui !

            Cet ouvrage « Le Style Duchêne » riche d’une iconographie inédite témoigne de l’esprit dans lequel les Duchêne ont voulu leurs jardins. Ils les ont photographiés, à leur manière, avec un angle de prise de vue particulier qui orientait leurs dessins à vol d’oiseau à 70 degrés alors que les gravures d’Israël Silvestre représentaient une vision plutôt à 35 degrés. Achille Duchêne, en visionnaire, dessinait ses projets au détail près et il est frappant de constater sur les photographies l’extrême similitude avec la réalisation définitive. Les angles de prises de vue n’étaient jamais dus au hasard, mais bien la démonstration d’une volonté farouche vers la puissance d’un raisonnement abouti. Une autre façon de donner forme à leurs rêves pour faire surgir des images claires et précises de ce que l’on peut appeler aujourd’hui le Style Duchêne.

             Comment ont-ils pu réaliser et photographier autant de jardins aux quatre coins de la planète ? Il faut se rappeler le contexte de l’époque sans aviation et au tout début de l’automobile. Ils se déplaçaient à cheval, prenaient le train ou le bateau. De retour de San Francisco où il réalisait un grand domaine pour Monsieur Carolan Pullman, Achille Duchêne écrivait : « J’ai conservé un souvenir exquis de mes randonnées à cheval où l’on s’élançait au galop sur les pentes abruptes à la sortie des canyons où l’on avait peine à passer, les commandements et signaux donnés à une armée de porteurs de balises et fanions dont l’étoffe claquait au vent, ce qui faisait dire à M. Carolan que j’étais le Napoléon du paysage. D’autres fois, on prenait une 60 HP et on s’élançait à travers les prairies à toute allure, rien ne nous arrêtait ; on gravissait les pentes, on montait à l’assaut de belvédères naturels pour voir les points de vue, c’était la conquête de l’homme sur la nature qui commençait… Mais, juste revanche des choses, au bout de quinze jours de ce régime, la superbe 60 HP sonnait la ferraille !… »

            Chaque photographie est un miracle de conservation. Certaines d’entre elles ont plus d’un siècle et chaque jour qui passe fait en sorte que le temps les efface doucement pour revenir à l’état premier d’une simple plaque de verre. L’ensemble du fonds photographique a été longtemps couvé en l’état avant d’être minutieusement trié, archivé et sauvegardé.

            S’il subsiste aujourd’hui encore de très nombreux jardins en France et dans le monde, il n’en est pas moins vrai qu’il est impossible de les voir dans l’état où les Duchêne les ont laissés. Ce livre est un témoignage, une rétrospective pour préserver la mémoire de ces jardins vénérables tels que nous devrions les revoir. Qu’il soit une leçon d’enseignement pour les générations futures, à même de puiser dans cette richesse du passé et s’attacher à perpétuer cet art si vivant. On pourrait penser qu’un jardin est futile, mais comme un parfum il devient enivrant quand on mémorise son odeur. L’art du jardin ne peut être séparé de l’art de vivre.

Michel Duchêne