Erik Orsenna

Extraits de la conférence publique « De l’héritage des Le Nôtre aux Duchêne » de Monsieur Erik Orsenna de l’Académie française.

Conférence tenue le 15 mai 2002 dans le cadre d’un cycle de conférences organisé autour de l’exposition « Fabuleux jardins, le style Duchêne » au Trianon de Bagatelle, mars-juin 2002.

De l’héritage des Le Nôtre aux Duchêne

Le double reproche du passé

Pour les Duchêne, ce qui me frappe, c’est le double reproche contradictoire. D’un côté le reproche du pastiche : c’est-à-dire les Viollet-le-Duc du paysage, on réhabilite le passé en en faisant trop. D’un côté : on oublie, comme si les Duchêne n’avaient jamais existé, comme si le passé était venu jusqu’à nous, sans eux.

D’un côté ils en font trop, de l’autre ils n’existent pas. C’est cela qui est tout à fait intéressant, ces deux reproches qui sont démontés dans cette formidable exposition… Parce que, au delà de cette aventure singulière de ce père et de ce fils et de leur six mille huit cents  jardins, c’est vraiment un portrait de la création en train de se faire et des relations entre la tradition et l’invention qui est tout à fait extraordinaire et dont je connais peu d’exemple de ce niveau.

Je voudrais vous dire que d’une part ce qui me frappe le plus dans ce que j’ai vu, c’est que les Duchêne ne sont pas héritiers d’un morceau du passé, mais ils sont vraiment les héritiers munis d’une immense culture de tout le passé. Quand on parle des Duchêne sans les connaître on a un sentiment très étrange comme s’ils nous offraient « une tranche de  cake du passé ». Une tranche du passé, comme s’ils avaient pris vingt ans d’âge d’or,  l’avait découpé on ne sait comment, puis transporté jusqu’aujourd’hui. Ils auraient pris 1660, 1680, la fin de Vaux-le-Vicomte et l’âge d’Or de Versailles, puis l’auraient transposé aujourd’hui. Ils n’auraient  fait que cela, découper une tranche de temps pour la transposer ?

Une formidable erreur

Il me semble qu’il y a là une formidable erreur. Comment imaginer une seconde qu’il y a eu Le Nôtre sans ce qui précède ? Comment imaginer que Le Nôtre naît de rien ? Je suis fasciné par cette illusion du radicalement nouveau, une sorte de prétention à croire qu’on invente complètement.

Alors un doute me vient, plus j’apprends de choses, plus je vois de choses, plus je m’aperçois que l’on revient, que l’on fait des variations sur les thèmes déjà existants, ce qui ne doit pas être une sorte d’excuse pour la paresse, on peut se dire : « tout a déjà été dit, je ne fais rien ». Tout est évidemment dans la variation. Ce qui est frappant dans l’étude de l’œuvre de Le Nôtre, c’est à quel point son œuvre était un héritage des deux générations précédentes, il n’y a pas de Le Nôtre sans Philibert de L’orme ou Androuet du Cerceau qui eux mêmes n’existent pas sans les Italiens, qui eux même n’existent pas sans l’écho retrouvé après le Moyen-Âge et la barbarie de l’Antiquité.

Ce que l’on voit avec Le Nôtre, c’est à dire l’élargissement, l’ouverture, l’inclusion du ciel comme personnage du jardin, est déjà à l’œuvre. On va plus loin avec Le Nôtre, ce n’est plus le jardin clos autour de l’abbaye, le mécanisme d’ouverture est là .

De l’héritage à la création

… et on verra avec les Duchêne qu’entre le père et le fils c’est un peu la même chose. Le fils ne sera pas pétrifié par un père extrêmement autoritaire, on le voit notamment dans les dessins de Voisins, on voit les dessins encore assez peureux d’Henri et le trait de génie d’Achille, et ça ce sont des moments bouleversants. C’est à dire comment quelqu’un sans renier sa traditions, sans renier son passé, mais au contraire en l’intégrant, se lance dans la liberté de la création.

Ce qui me frappe le plus c’est quand on prend l’image même de Le Nôtre, ou quand on nous enseigne l’âge classique, on a l’impression qu’il est arrivé comme cela, qu’avant il y avait le désordre et brutalement Corneille, Racine, Molière arrivent…

Il n’y a pas non plus de XIX ème siècle soudain, sans l’intégration de ce qui s’est passé précédemment, notamment en Angleterre : le pittoresque dans les jardins de Stowe et le premier élément de synthèse de Capability Brown, comment peut-on traiter un jardin en espace ?

De la création à l’existence d’un style

Ce qui me frappe en résumé, c’est dire que les Duchêne sont héritiers de tout le passé et non pas d’une tranche de vingt ans. Parce que quand vous êtes héritiers de tout le passé évidemment c’est trop vaste pour copier, vous avez un terroir qui est celui de la vie même, vous avez le terroir qui est celui de la diversité, donc avec cette diversité là et ce savoir là, vous êtes obligé d’avoir un Style.

Vous ne pouvez copier qu’un détail, vous ne pouvez copier qu’un âge, vous ne pouvez pas copier trois siècle. Copier trois siècles, cela veut dire réinventer. Copier trois siècles c’est une culture, ce n’est pas une imitation.

Vous ne pouvez pas imiter, vous pouvez imiter ce qui est partiel, soit un détail soit une tranche, mais pas un ensemble. Un ensemble cela veut dire que l’on assume une civilisation qui est différente, donc vous aurez des gens qui auront dans leur besace l’héritage de Philibert De Lormes, et de Le Nôtre et de Capability Brown et d’autres. Quand vous avez tous ces univers là vous êtes bien forcé de les mettre ensemble pour créer quelque chose, vous n’êtes pas du tout dans l’imitation, vous êtes évidemment dans la variation, dans la recréation, vous essayer de voir ce que chacun de ces immenses créateurs vous disent et nous disent en même temps.

Il me semble, que dans la création, il y a vraiment ces deux mouvements perpétuels ensemble, c’est à dire l’humilité de se dire, rien n’est nouveau sous le soleil et cet orgueil ou cette constations de dire rien non plus n’est définitif.

Regardez par exemple les débats qui ont lieu en ce moment sur la traduction de Shakespeare présentée dans la Pléiade. Admirable travail ! On pourrait penser que la traduction est une bonne fois définitive… alors que chaque siècle ou chaque demi-siècle a « sa » traduction de Shakespeare et que chaque lecture d’un chef d’œuvre est différente de siècle en siècle …

Face à un héritage, on peut l’ignorer, le brûler, le sauvegarder ou le développer, mais comme pour la parole des talents, il faut fructifier ce que l’on a reçu. 

Erik  Orsenna
De l’Académie française

La réinvention des grands parterres de Vaux-le-Vicomte par Achille Duchêne. Photographie d’Achille Duchêne, 1920. © Association Henri & Achille Duchêne, Fonds Duchêne.