La réinvention des parterres de Vaux, in “Le style Duchêne”
« Vaux qui rendit jaloux le Roi-Soleil et qui, comme le disait le Comte de Fels,
est sans doute la plus belle création classique française. »
Guy de Passillé
A partir de leur création par Le Nôtre, en 1652, les jardins de Vaux-le-Vicomte connurent trois projets successifs qui étendirent le domaine jusqu’aux dimensions qu’il atteignit en 1661, et ils comptèrent de nombreuses campagnes de travaux postérieures qui adaptèrent les parterres aux goûts de chaque génération. Au sein de ces interventions parfois considérables, celle d’Henri et particulièrement celle d’Achille Duchêne comptent parmi les plus spectaculaires, et parmi celles qui ont le plus contribué aux dispositions actuelles du jardin.
Célèbres dès leur création et relativement peu modifiés jusqu’après la Révolution, le parc et les jardins de Vaux-le-Vicomte furent réaménagés à l’anglaise par le duc Charles de Choiseul-Praslin, au début du XIXe siècle. À cette occasion, tous les dégagements qui ouvraient les jardins sur le parc et le paysage environnant disparurent, les bassins et les terrasses conçus pour Nicolas Fouquet furent ensevelis, à l’exception du grand canal, et de grandes pelouses aux contours irréguliers furent disposées à l’emplacement des anciens parterres. Mal connu car dissimulé sous la légende selon laquelle les dispositions originelles du jardin se seraient transmises pratiquement intactes jusqu’à nous, cet environnement paysager du château de Vaux-le-Vicomte fut de courte durée. Il fut bouleversé dès 1842 par le duc Théobald de Choiseul-Praslin qui entreprit un rétablissement complet des jardins, tels qu’ils avaient pu être au XVIIe siècle. Dans ce projet de restauration qui compte parmi les plus précoces et les plus ambitieux lancés en France au cours du XIXe siècle, les terrains situés aux abords du château et jusqu’au grand canal retrouvèrent leurs terrasses ainsi que leurs parterres ordonnancés et une partie de leurs jeux d’eaux. Toutefois, le décès tragique du duc interrompit brutalement le chantier en 1847, et les travaux ne purent concerner que la partie centrale des jardins, sans intervention notable sur les perspectives du parc, sur la statuaire et sur les grandes cascades du XVIIe siècle. C’est cet aménagement restreint dans sa composition, mal entretenu depuis trente ans et entouré d’un parc retourné à l’état de forêt que découvrit Alfred Sommier lorsqu’il acquit le domaine de Vaux, en 1875.
Entre 1875 et 1908, les jardins rétablis par Théobald de Choiseul-Praslin furent remis en état par Alfred Sommier en conservant les parterres de pelouses bordés d’arbustes et de fleurs, en restaurant les principales cascades négligées depuis le XVIIe siècle, et en peuplant l’ensemble de très nombreuses statues monumentales, neuves ou anciennes. Réalisée par l’architecte Hippolyte Destailleur, et pratiquement achevée en 1898, cette deuxième grande restauration des jardins de Vaux-le-Vicomte s’attacha principalement aux ouvrages maçonnés et au décor sculpté, en consacrant une place réduite aux plantations et aux perspectives qui restèrent limitées, et sans relation réelle avec l’étendue ou la diversité des dispositions souhaitées jadis par Le Nôtre. C’est également à partir de 1898, soit cinq ans après le décès d’Hyppolyte Destailleur, qu’Henri Duchêne fut appelé sur le chantier de Vaux. Succédant à la principale campagne de travaux qu’avait connue le domaine depuis deux siècles, il n’eut guère l’opportunité d’agir et son action fut technique et relativement discrète.
C’est après le décès de son père, en 1908, qu’Edme Sommier confia à Achille Duchêne le réaménagement des principaux parterres du jardin. En 1911, il fut chargé tout d’abord de concevoir les parterres latéraux qui étaient encore recouverts de simples pelouses. Ne pouvant s’inspirer du plan gravé d’Israël Sylvestre, qui faisait alors référence mais qui présentait deux parterres symétriques et beaucoup plus vastes que les terrasses effectivement réalisées, Achille Duchêne établit deux parterres différents mais de composition analogue, avec une plate-bande périphérique ponctuée d’arbustes taillés, et une pelouse centrale marquée par des vases de pierre, des massifs de fleurs et des bordures de broderies. Deux ans plus tard, il fut également chargé de refaire le parterre de la Couronne. Bénéficiant d’une documentation ancienne plus fiable, Achille Duchêne supprima les vases de pierre installés en 1890 au profit de deux petits bassins ronds, et corrigea l’ensemble des bordures. Le parterre reprit ainsi ses principales dispositions du XVIIe siècle, à l’exception des margelles de pierre qui remplacèrent les bordures de gazon autour des bassins, et des arbustes taillés en cône qui furent disposés autour des pelouses.
En 1914, Edme Sommier souhaita reprendre à leur tour le parterre central du jardin et le parterre de Diane attenant. Pour le parterre central qui avait été progressivement enrichi par Alfred Sommier mais qui conservait de grandes surfaces de pelouses, le projet fut rapidement mis au point avec de larges bordures symétriques entourées d’un talus qui reprenait l’encaissement des boulingrins établis par Théobald de Choiseul-Praslin. En revanche, l’élaboration du parterre de Diane fut plus complexe. Plusieurs dessins furent proposés et celui qui fut le plus avancé prévoyait le rétablissement de deux bassins qu’avait prévus Le Nôtre et qui avaient disparu depuis la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, la première guerre mondiale interrompit les projets et le démarrage des travaux. Ceux-ci ne reprirent qu’en 1920, à la suite de nombreuses discussions entre Achille Duchêne et Edme Sommier. Après un premier essai où le parterre de broderie était accompagné de plates-bandes de fleurs, celui-ci fut achevé avec une simple bordure de gazon et d’arbustes taillés, conformément aux souhaits d’Achille Duchêne. Cependant, Edme Sommier parvint à convaincre son paysagiste de renoncer aux bassins et aux buis taillés en obus prévus pour le parterre de Diane, au profit de massifs fleuris et de lilas sur tige qui lui donnèrent un aspect beaucoup plus varié et coloré. Tous les travaux furent achevés en 1923, après qu’Achille Duchêne eut remis à Edme Sommier les dessins nécessaires à la conduite et au parfait entretien de ses ouvrages.
Avec la recomposition des cinq parterres disposés aux abords du château, sans intervention réelle sur le reste des jardins et sur leur composition générale, l’œuvre d’Achille Duchêne à Vaux-le-Vicomte peut apparaître limitée. Elle s’inscrit effectivement à la suite des deux grandes campagnes de restauration effectuées au cours du XIXe siècle mais, à ce titre, elle apparaît comme un équilibrage et un parachèvement particulièrement habiles des jardins. C’est elle qui a apporté aux parterres la diversité et la hiérarchie de traitements qui manquaient aux interventions précédentes. C’est également elle qui a permis d’évoquer l’ancienne liaison des jardins avec le parc, en reportant les groupes sculptés disposés par Alfred Sommier dans le parterre central aux extrémités de la première allée transversale du jardin, à l’emplacement des fontaines de Le Nôtre jadis nichées dans les bois. Conjuguant la restauration des dispositions anciennes des jardins avec l’invention de parterres mélangeant de manière originale les pelouses, les massifs de fleurs et les motifs des broderies, l’œuvre d’Achille Duchêne s’inscrit dans une continuité historique affirmée, mais elle manifeste une force et une identité qui sont encore insuffisamment reconnues. Avec les connaissances documentaires de l’époque et dans le cadre des missions qui lui furent confiées, Achille Duchêne a apporté aux jardins de Vaux une netteté, une préciosité et une variété de dessins certes différentes de celles de Le Nôtre mais splendides, et qui avaient disparu du domaine depuis le début du XVIIIe siècle. Son œuvre demeure capitale dans l’histoire des jardins de Vaux-le-Vicomte même si, à son tour, elle a subi depuis cinquante ans de fortes détériorations.
Jacques Moulin
Architecte en Chef des Monuments historiques