Duc François d’Harcourt

Prélude du livre « Le style Duchêne »

« Un beau jardin ne peut être créé que par celui
qui a su développer sa capacité de connaître et d’aimer ce qui vit. »
Russel Page

                   L’art des jardins connut son apogée en France grâce à la conjonction heureuse du talent, je devrais dire du génie, d’un homme appelé Le Nôtre et d’un mécène nommé Fouquet. Le résultat fut Vaux-le-Vicomte qui devait servir de modèle à Versailles. C’est en ce même lieu que deux siècles et demi plus tard, après des vicissitudes diverses et la destruction des jardins, il s’est trouvé un nouveau mécène, Monsieur Sommier, pour entreprendre la restauration des parterres. Ceux-ci furent terminés par les grands architectes paysagistes de l’époque qui se nommaient Henri et Achille Duchêne. Grâce à eux, Vaux-le-Vicomte resplendissait à nouveau…

                   Pour restaurer un jardin il ne suffit pas de copier servilement des modèles anciens. Les outrages du temps, l’évolution des goûts ont modifié les paramètres et obligent le responsable à se pénétrer profondément du concept initial pour donner vie à l’œuvre nouvelle et ne pas se laisser trop influencer par le goût du jour qui nous fait perdre parfois le sens d’une époque révolue. Les Duchêne savaient qu’un jardin ne doit jamais naître d’un caprice et que son tracé, sa composition et son ordonnance sont fonction de l’endroit où il se trouve, de la nature du terrain, de ses pentes naturelles, du caractère du paysage, en un mot de l’esprit du lieu. L’art du jardinier consiste à deviner, ensuite à réaliser le vœu de la nature. Au XIXe siècle les parterres qui prolongeaient de belles résidences furent souvent remplacés par des parcs paysagers à la mode. Les plus beaux jardins réguliers du passé ont été ressuscités grâce à eux. Il suffit de citer Courances, Le Marais, Vaux-le-Vicomte, Maintenon, Dampierre, Champs et bien d’autres… Henri Duchêne étant mort en 1902, c’est son fils Achille qui prit sa succession.

                   Les grands dessinateurs de jardins à la française, et en particulier Le Nôtre, n’ont jamais forcé la nature, comme le prétendait injustement Saint-Simon, mais au contraire cherché à la mettre en valeur. Ils ont utilisé les eaux pour refléter les jeux de la lumière, le passage des nuages sombres ou colorés, le ciel menaçant des jours d’orage et jusqu’aux étoiles qui scintillent dans la nuit. Les bassins de Versailles, le Grand Canal, les parterres d’eau de Chantilly ou de Rambouillet sont les créations géniales d’un homme qui aimait la nature et savait que ses aspects divers sont d’autant mieux soulignés qu’ils s’inscrivent dans des limites précises et ordonnées. Les eaux ont joué un rôle important dans les jardins des Duchêne. À Courances, dans l’admirable propriété qui appartient aujourd’hui au Marquis et à la Marquise de Ganay, il créa de nouveaux bassins que l’on peut encore admirer. À Blenheim, en Angleterre, le 9ème Duc de Marlborough lui commanda l’aménagement de la grande cour, puis le jardin italien et en 1924 le nouveau parterre à la française pour accompagner l’une des façades du château. Cette création originale s’inscrit avec bonheur dans un vaste parc paysager conçu par Capability Brown au XVIIIème   siècle. Les eaux y jouent un rôle essentiel et treize bassins aux formes élaborées reflètent le ciel, et s’accordent merveilleusement avec le grand lac qui brille dans le lointain.

                   Mais c’est à Voisins, propriété du Comte De Fels, que le génie d’Achille Duchêne trouva son expression parfaite. Il s’agissait d’une pure création. Il entoure de parterres la vaste demeure édifiée sur des plans de Gabriel et créa autour des jardins un décor naturel grandiose. Sur l’un des côtés une succession de terrasses aux proportions parfaites aboutissent à une vaste pièce d’eau dans laquelle une île rectangulaire a trouvé sa juste place. Le tout s’inscrit dans un espace bordé des deux côtés par des tilleuls taillés. L’heureuse proportion des divers éléments du paysage enchante l’esprit. Sur la façade principale d’autres parterres en terrasses dont la dernière est bordée de balustres, aboutissent à un grand lac. Un large escalier descend vers les eaux, évoquant le cadre de l’Embarquement pour Cythère. Comme l’a écrit Achille Duchêne : « Le paysage sert de toile de fond, comme un décor de théâtre ».

                   Les premiers jardins à la française tels qu’ils furent conçus par Le Nôtre, étaient ponctués par des éléments en relief pour éviter la monotonie des grandes surfaces lisses : buis taillés en pyramides, statues, caisses d’orangers, jets d’eau et parfois même de petits arbres. Cette tradition fut perdue au cours des âges et les superbes parterres du 17ème  siècle sont devenus insensiblement des rectangles plats et monotones encadrés d’une allée et d’une bordure d’arbres. Ce qu’on appelait le « classicisme » était, en réalité, un merveilleux équilibre entre des éléments variés et originaux. C’était le contraire de l’académisme, c’est-à-dire une reproduction inintelligente et affadie d’un modèle prestigieux. Les Duchêne, dans leurs réinventions ont su éviter cet écueil et l’examen de leurs plans permet de constater l’importance qu’ils attachaient au relief d’un parterre. À Voisins, dans la grande île rectangulaire, la surface est ponctuée par des ifs taillés en cône et par deux colonnes de marbre dont l’effet est des plus heureux. Les orangers ont joué un rôle important dans les jardins à la française et nous pouvons regretter qu’ils n’aient pas été suffisamment employés par la suite. Mais les orangers supposent une orangerie et les propriétaires qui ont voulu créer un grand jardin n’étaient pas toujours disposés à faire les frais d’une construction coûteuse.

                   Suivant la tradition des grands jardiniers les Duchêne ont eu le sens de la perspective et le respect des axes, ces lignes invisibles autour desquelles tout s’ordonne et qui dirigent notre regard vers ce qui a été sélectionné pour notre enchantement. Ils savaient aussi qu’un beau jardin doit satisfaire, non seulement aux exigences de notre intelligence, mais aussi de nos sens et de notre esprit. Les parcs qui accompagnaient les grands châteaux de jadis reflétaient le faste des grands seigneurs. Ils devaient, plus tard, être ajustés aux besoins nouveaux d’une nature plus familière. Les Duchêne veillaient à ce que le côté cour ou entrée soit aussi simple que possible pour créer une opposition avec le côté réception du parc. Ils firent toutefois une exception à cette règle au château de Balleroy où ils aménagèrent dans la cour d’entrée un superbe parterre.

                   Un examen de l’œuvre des Duchêne nous révèle que la plupart des jardins qu’ils ont créés, et qui subsistent encore aujourd’hui, ont subi des modifications importantes et souvent même une dégradation. Cette triste constatation explique que le génie créateur d’Achille Duchêne se soit appliqué à la fin de ses jours, vers la création de jardins publics dont plusieurs plans sont reproduits dans un très bel ouvrage intitulé « Les jardins de l’Avenir, jardins d’hier, d’aujourd’hui et de demain ».

Duc d’Harcourt

Voisins, Parterre du Levant, Achille Duchêne, 1901. © Association Henri & Achille Duchêne, Fonds Duchêne.